Explication du thème de projet








Ce thème s’appuie sur l’observation de comportements qui tendent à aller vers une sur-protection des objets. Cette sur-protection se traduit par un recouvrement de toutes surfaces exposées à des risques de peur qu’elles se tâchent, se rayent, s’usent trop rapidement. Les comportements précautionneux que l’usager adopte envers ses objets sont encouragés par des produits de sur-protection qui l’entourent. Ces quelques réactions et attitudes nous laissent penser que l’individu craint1 de plus en plus d’abîmer ses objets. Ainsi :

- Dominique oblige toutes personnes entrant dans son salon à utiliser des « patins » pour ne pas rayer son parquet.
- Morgane ne laisse jamais ses enfants faire la vaisselle de peur qu’ils ne la casse.
- Aurélia ordonne ses livres de telle manière à ce qu’ils ne puissent jamais tomber de peur qu’ils s’écornent.
- Gwenolé, lui, n’a jamais utilisé ses verres en cristal de peur que cet héritage soit ébréché voir cassé.
- Hector quant à lui recouvre ses fauteuils en cuir de peur de les tacher.

Il s’agit de travailler sur ce thème en s’appuyant sur ces précautionneux, ces hyper-soigneux, ces consciencieux ou encore ces maniaques qui agissent avec prudence face à ce danger éventuel de voir leurs objets abîmés. Quels sont les véritables enjeux que soulève cette crainte?

1. Le terme de crainte est à différencier du mot peur par la durée de cette émotion. On préférera le mot crainte pour désigner une émotion qui dure dans le temps en comparaison à la peur qui est une émotion de plus courte durée.


POURQUOI CETTE CRAINTE S’IMPOSE T-ELLE À L’INDIVIDU ?

 

Cette crainte peut être due à des mœurs de société et des jugements de l’autre qui en découlent si l’individu ne respecte pas ces critères de normes sociales. Dans ce cas, l’objet abîmé peut faire référence au caractère négligé d’une personne. Ces usures peuvent insinuer qu’une personne ne prend pas soin de ses objets. En quelque sorte, l’objet abîmé vient à l’encontre de l’image de perfection véhiculé dans notre société actuelle. Il fait signe de mauvaise qualité et est donc perçu négativement.
L’usure peut aussi être mal perçue au regard d’une société qui nous tient en partie responsable de la situation écologique actuelle. Ainsi, on peut craindre d’user un objet par crainte d’être accusé « d’irresponsabilité », comme étant une personne insouciante des enjeux écologiques. C’est bien sur ici encore, le jugement de l’autre sur une personne par le biais de sa relation aux objets qui nous intéresse.
L’usure même d’un vêtement par exemple peut aussi être le signe d’une condition sociale. La crainte en elle même trouve aussi ses raisons dans le statut social de l’individu. Ainsi, une personne ayant peu de moyen financier peu craindre d’avantage que son objet s’use. Cette crainte, due à l’anticipation de l’action de racheter, est d’autant plus présente dans cette situation de crise économique.

La crainte d’abîmer ses objets trouve aussi sa raison dans l’attachement matériel que l’usager entretien avec ceux-ci, soit par l’histoire qu’il lui associe, soit par l’attention qu’il y attache. L’attachement lié au passé de l’objet est à mettre en relation avec à ce qu’il rappelle à l’individu, la mémoire d’une expérience passée. L’usure de cet objet pourrait en quelque sorte effacer ces traces physiques d’expériences passées, rompre la médiation que l’objet apporte à l’usager par ce passé. Pour certains de ses objets, la personne s’attache plus de manière affective à la valeur propre à leur matérialité qu’à leur histoire. C’est l’exemple du livre pour lequel plusieurs personnes prennent des précautions afin de le conserver intact le plus longtemps possible.


LA CRAINTE ET SES RÉACTIONS

 

L’individu adopte différents comportements, différentes attitudes en réaction à cette crainte. Les trois réactions face à la crainte sont la fuite, l’inhibition et l’agressivité. Face à la crainte d’abîmer nos objets, ont peut ainsi décrire trois réactions types possibles.

La première consiste à ne pas se procurer d’objet que l’individu craindrait d’abîmer : c’est la fuite, l’esquive de cette crainte par la non confrontation au risque d’être abîmé. Dans cette situation, Jocelyne qui organise une fête pour ses vingt ans de mariage, se voit refuser le service de verres en cristal que son amie lui offre par crainte qu’un jour elle les abîme. Elle lui explique alors qu’elle préfère utiliser des verres de chez Ikéa qu’elle pourra user à sa guise et remplacer au besoin.

La seconde réaction est l’inhibition. Cette réaction s’apparente à l’impuissance, le blocage voir la paralysie. Elle s’apparente à la restriction dans l’utilisation d’un objet que l’usager possède mais qu’il craint d’utiliser par peur de l’abîmer. Pour reprendre l’expemple des verres en cristal, Gwenolé, qui craint de briser ses verres hérités de sa grand-mère les garde précieusement dans leur boîte. Il place cette boîte dans son grenier au fond d’un tiroir de meuble. C’est le seul endroit sure pour lui de les conserver, le seul endroit qui le rassure sur le fait qu’il ne leur arrivera rien.

La troisième réaction, à savoir l’agressivité, résiderait dans une agressivité que la personne éprouverait envers autrui. Ainsi, Jacques, utilise ses verres en cristal à l’occasion d’un dîner organisé. Son problème est qu’il adopte une attitude hyper-soigneuse vis à vis de l’utilisation de ses verres. De ce fait, il épie durant tout le repas les moindres gestes de ses invités, terrorisé à l’idée que ses verres soient ébréchés voir cassés. Par malheur, sa femme, à la fin du repas, se met à ranger les verres dans le lave-vaisselle. Outré par cette attitude qu’il juge inconsciente de vouloir laver ses verres à la machine plutôt qu’à la main, il se met à insulter sa femme devant les regards outrés de ses invités.



L’ENJEU : L’EXPERIENCE SENSIBLE

 

Le problème qui nous intéresse ici, c’est que l’usager limite l’usage et les possibles d’un objet. Le sentiment de crainte évoqué restreint la relation à l’objet et les expériences sensibles qu’il peut nous procurer. L’expérience sensible désignant avant tout l’expérience sensitive mais aussi la rêverie que peut nous procurer un objet.

Ainsi, la personne craintive ne peut éprouver le plaisir de « faire chanter son verre » en cristal, de boire dans ses verres ; il ne peut éprouver la douceur d’un canapé qu’il aura recouvert d’un plaid en guise de protection ou ne peut contempler les qualités visuelles de celui-ci. Serge Tisseron nous met en garde sur le danger de cette perte d’expérience sensible qui pour lui réside dans la perte de rêverie. « La multiplication des objets et leur sophistication grandissante ne nous menacent pas à condition que nous apprenions à savoir passer de leur usage utilitaire aux rêveries qu’ils évoquent et vis versa. Par contre, la rupture de cette réversibilité peut […] perturber gravement la relation du sujet avec son entourage,... »

L’expérience sensible permettrait ainsi de dépasser la menace projetée qui est d’abîmer ses objets en favorisant le potentiel sensible de l’objet. Ainsi, le verre en cristal ne doit pas être envisagé uniquement dans sa qualité fonctionnelle mais aussi dans sa qualité esthétique et acoustique. Il ne s’agît pas non plus de nier l’attachement psychologique à l’objet que nous avons abordé plus haut. Cependant, ce facteur ne doit pas restreindre la personne dans la relation à l’objet.
Comment alors amener l’usager à dépasser sa crainte d’abîmer ses objets dans le but de lui faire vivre pleinement leur expérience sensible ?


QUELLE ATTITUDE PRIVILÉGIER POUR DÉPASSER CETTE CRAINTE ?


Affronter sa crainte

« On vit des crises, on vit des dangers, on s’en plaint beaucoup, mais en réalité, c’est ce qui nous donne le sentiment de vivre, c’est justement qu’il y a des obstacles et qu’on peut les surmonter. » Propos du philosophe Frédéric Worms tirés de l’émission « Revivre » sur France Inter à l’occasion de la sortie de son œuvre intitulée Revivre et éprouver nos blessure et nos ressources. On peut dans cette optique, inviter l’utilisateur à affronter cette crainte en l’éprouvant. Cela revient pour l’usager à conscientiser et concrétiser cette crainte par l’expérience matérielle. L’intention principale résiderait dans le fait d'amener l'usager à se confronter à sa crainte. En quelque sorte, on cherche ici à changer l'image de l'usure. Cette intention revient à éviter la fuite. Le principe serait d'aller vers une valorisation de l'usure dans le résultat qu'elle produit.
Cette usure peut alors être envisagée comme provoquée involontairement ou volontairement par l'usager.

J'ai répertorié trois bénéfices possibles vis à vis de ma problématique et de cette intention :
Premièrement, l'usure pourrait servir à l'usage fonctionnel de l'objet comme le montre le studio Kahn avec Fragile. L'objet trouve sa fonction dans la déterioration de l'objet.
L'usure pourrait aussi participer à la rêverie et la curiosité en favorisant l'imaginaire et la découverte progressive suivant le rythme de l'usure.
Enfin, elle pourrait développer les qualités sensitives d'un objet. Kristine Bajaadal valorise les qualités visuelles par l'usure de l'objet ave Underfull tablecloth et Underskog Fabric. Dans ces deux réalisations, l'usure volontaire est provoquée par l'accident ou les frottements répétés. L'usure progressif trouve son bénéfice dans la surprise visuelle et le moment de panique lié à l'accident laisse place à un moment de contemplation.

J'envisage la possibilité d'exploiter les autres qualités qu'elles soient acousites, tactiles, olfactives et pourquoi pas gustative. Ainsi, on pourrait imaginer un objet valorisant les propriétés gustatives chez la personne qui le "machouillerait"...

Fragile by studio Kahn
Underfull Tablecloth by Kristine Bjaadal
 Underskog Fabric by Kristine Bjaadal


 
  


Problématique :

Comment amener l’usager à dépasser sa crainte de voir ses objets abîmés dans le but de lui faire vivre pleinement l’expérience sensible de l’objet ?


Pistes de réponses envisagées / intentions : 

1. Dédramatiser l’accident 

Dédramatiser l’accident va permettre à l’usager d’atténuer sa crainte en diminuant l’intensité perçue du risque. Dédramatiser c’est permettre à l’usager de se rendre compte que le risque, les conséquences ne sont pas si intenses qu’il ne l’imagine, qu’elles peuvent paraître. L’usager est invité à réfléchir sur les risques réels et non amplifiés, à en prendre du recul et se libérer des a priori faussés et encouragés par cette crainte démesurée de voir ses objets abîmés.  Ainsi, si sa crainte est atténuée, les risques et les conséquences dédramatisées, son attitude d’appréhension démesuré ou absurde quant à l’utilisation d’un objet se trouvera réduite ; l’action de l’usager sera libérée ou du moins sa relation à l’objet sera plus détendue et ouverte.

2. Détourner l’attention de l’usager, le détourner de sa crainte 

Lorsque l’usager craint une situation, toute son attention est concentrée sur cette crainte. Soit l’usager est  focalisé sur la situation et n’est plus attentif à l’environnement, aux qualités de l’objet ; soit il est concentré sur sa crainte ressentie. Dans ce cas l’usager est plus attentif à ses réactions physiologiques qui peuvent amplifier sa crainte en présence d’autrui car il cherchera alors à les dissimuler. L’usager peut aussi être concentré sur les conséquences imaginées, soit sur la projection des risques et non sur la situation présente qui s’efface au profit de cette projection. 
D’autre part, la crainte augmente les risques réels. On peut alors en envisager en détournant l’attention de l’usager, l’amener à changer d’état psychologique en remplaçant son sentiment de crainte par l’expérience présente vécue pleinement en terme de concentration. La crainte peut également être détournée par une autre émotion intense comme nous l’avons vu dans l’analyse.

3. Communiquer les risques

Communiquer les risques c’est permettre l’anticipation et un certain contrôle de l’usager sur ses objets. Sa crainte est limitée puisqu’il est informé et peut agir en conséquence. L’anticipation permet ainsi la mise en place de précautions qui limite la crainte et les risques. L’objet ainsi protégé peut alors être utilisé de manière plus libérée ou plus constante. L’anticipation peut aussi lui permettre d’anticiper le résultat matériel de l’usure donc de dédramatiser ou d’anticiper de nouveau les possibles suite à l’usure ou l’accident.

4. Générer une confrontation de l’usager à sa crainte lui permettant d’accéder à un bénéfice

Cette intention place l’usure comme une étape, une condition nécessaire pour l’usager. L’usure devient un acte qui permettra de libérer les possibilités de l’objet et donc l’expérience restreinte avant cette action. Cela revient à amener l’usager à se confronter à sa crainte. Cette crainte ne sera pas forcément diminuée mais elle pourra être dépassée par le bénéfice connu qu’elle permet d’atteindre dans l’action même ou dans le résultat de l’action. 

5. Permette une appréhension matérielle des limites réelles de l’objet 

Amener l’usager à connaître les limites matérielles, ou se rendre compte que l’objet est moins fragile qu’il ne l’imagine peut être un moyen de rassurer l’usager. Cette appréhension des qualités matérielles peut aller jusqu’à l’expérience de l’objet, de ses caractéristiques techniques et surtout ses limites au delà de sa fonction initiale et ainsi amener à de nouvelles sensations par l’expérience. L’expérience est ici plus une expérience empirique qui permet de tester.

6. Accompagner l’usager dans le fait d’assumer l’usure  aux yeux d’autrui

On a vu que la crainte de l’usager de voir ses objets abîmés pouvait venir ou pouvait être encouragé par le jugement de l’autre. Ainsi si l’usager n’appréhende plus le jugement de l’autre, dépassant ainsi la norme sociale, sa crainte peut se trouver diminuée voire même totalement disparaître au profit de l’expérience décomplexée de la tache, la saleté comme nous le montrent Marie De Lignerolle ou Valériane Lazard. On peut envisager aller jusqu’à la découverte de qualités de ce changement d’état de l’objet. Le côté assumé peut se trouver dans l’amplification et la multiplication de ces usures qui pourraient finir par se dissimuler et s’effacer dans cette multiplication. On rappellera qu’une tache peut perdre son statut de tache si elle est multipliée. 

7. Donner envie de réparer

Donner envie à l’usager de réparer peut lui permettre de relativiser l’objets abîmé. Le but est que l’usager puisse par cette tehnique réparer d’autres objets. Cela lui permet donc de limiter sa crainte envers d’autres objets  puisqu’il sait qu’il poura le réparer et même y prendre du plaisir. Comment alors lui donner envie de réparer? Cela pourrait se faire par le fait d’apprendre une technique de réparation à l’usager. Le plaisir peut aussi se trouver dans l’action même de réparer, ou le fait de donner une valeur ajoutée à l’objet. Il est envisageable d’aller jusqu’à inciter l’usager à déteriorer ses objets pour les bénéfices permit par la réparation.

8. Permettre à l’usager de contrôler l’usure 

Permettre un contrôle à l’usure ou l’accident transforme le statut de ces deux notions. Cela permet de passer d’une situation imprévisible voire inévitable à une situation de maîtrise qui peut aller jusqu’à l’expérimentation. L’usure ne serait plus quelque chose que l’usager craint et cherche à éviter mais quelque chose de recherché et expérimenté soit pour le simple plaisir de contrôle de cette expérience soit pour ce qu’amène et permet ce contrôle pour l’usager en terme d’usage, d’esthétique,...le contrôle pouvant se trouver au niveau de la plasticité de l’usure et de l’accident ou dans la réversibilité de l’action.

9. Exploiter les qualités de l’usure même 

L’usure peut permette la découverte d’une qualité matérielle jusqu’alors ignorée et cachée par une certaine perfection de l’objet. De nouvelles expériences sensitives s’ouvrent alors par l’appréhension ou l’expérimentation de ces nouvelles qualités de l’objet à travers l’usure provoquée. 

10. L’usure comme bonification de l’objet 

Il s’agit ici de dépasser la crainte de l’usager suite à l’accident ou l’usure, de dépasser ce sentiment et les projections que ces situations entraînent. Ces usures et accidents permettraient d’améliorer ou d’ajouter une fonction pratique à l’objet. L’usager passerait alors de la déception à la surprise, la satisfaction voire l’émerveillement.  

11. Permettre à l’usager de retrouver une perfection de l’objet 

Dans se cas, la crainte qui nous intéresse de dépasser c’est la crainte ressentie suite à l’accident ou l’usure. Il s’agit en quelque sorte de relativiser cet accident en prévoyant de nouvelles limites à l’objet, soit de manière autonome à l’objet soit par l’action de l’usager. 
La perfection peut être retrouvée par une réversibilité de l’usure mais aussi par de nouvelles limites qui seraient présentes au sein de l’objet. C’est l’exemple de « Curious vase » de Mianne de Vries. L’expérience sensible peut alors être envisagée comme l’action de terminer l’accident proposé à l’usager. 

12. Légitimer l’usure dans le quotidien de l’usager 

Une crainte peut être réellement dépassée par une action répétée. Si l’on souhaite que la crainte soit dépassée réellement et que soit changée l’appréhension de cette crainte à long terme pour l’usager, une action répétée est nécessaire. Ainsi, le statut de l’usure peut être réellement changé de manière durable dans l’esprit de l’usager. La crainte serait dépassée progressivement jusqu’à devenir une habitude voire un automatisme. L’expérience sensible de l’objet serait vécue pleinement à travers cette usure et considérée comme vécue pleinement car répétée et quotidienne. Elle peut être aussi qualifiée de vécue pleinement dans le cas où l’usager userait jusqu’au bout l’objet par ses actions quotidiennes.

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